jeudi 18 février 2010

Les dormeurs, Sophie Calle





"J'ai demandé à des gens de m'accorder quelques heures de leur sommeil. De venir dormir dans mon lit. De s'y laisser photographier, regarder. De répondre à quelques questions. J'ai proposé à chacun un séjour de huit heures. J'ai contacté par téléphone quarante-cinq personnes : des inconnus dont les noms m'avaient été suggérés par des connaissances communes, quelques amis, et des habitants du quartier appelés à dormir le jour, tel le boulanger. Ma chambre devait devenir un espace constamment occupé pendant huit jours, les dormeurs s'y succédant à intervalles réguliers. Vingt-neuf personnes ont accepté de venir dormir. Cinq d'entre elles ne se sont pas présentées : une babby sitter engagée par intérim au dernier moment et moi même nous sommes substitiées à elles. Seize personnes avaient refusé. Soit qu'elles fussent indisponibles, soit que quelque chose leur déplût. L'occupation du lit a commencé le dimanche 1er avril à 17heures et s'est terminé le lundi 9 avril à 10heures. Vingt-huit dormeurs se sont succédé. Certains se sont croisés. Un petit déjeuner ou un dîner, selon l'heure, était offert à chacun. Une literie propre était à disposition. Je posais quelques questions à ceux qui s'y prêtaient. Il ne s'agissait pas de savoir, d'enquêter, mais d'établir un contact neutre et distant. Je prenais des photographies toutes les heures. Je regardais dormir mes hôtes.

RAPHAEL BROSSARD, DIX-HUITIEME DORMEUR ET SON CHIEN JISMOUND


J'ai rencontré Raphaël au cours d'un dîner. Il ne m'accorde toutefois que trois heures de son sommeil. Il viendra accompagné de son chien Jismound, le vendredi 6 avril, de 14h à 17h

(...)
Ses premiers mots sont : "alors je me déshabille et je me couche ? "
Moi : Oui, je vais vous laisser vous déshabiller.
Lui : oh écoute certainement pas. Ça te gêne peut-être de me voir tout nu !
Moi : pas du tout.
Lui : c'est vrai ? je ne suis pas très beau à voir mais enfin, que veux-tu, je suis comme je suis...
Moi : comment s'appelle votre chienne ?
Elle ne dort jamais sans vous ?
Lui : Jismound. Il, c'est un homme. Il est très bien. Faut-il que je me mette tout nu ?
(...)

Je lui demande si il veut changer les draps. Il s'en fou du moment qu'il n'y a pas de punaise. Je lui propose de répondre à certaines questions.
(...)
-Peut-il dormir dans les trains ?
"Oui. Ce que j'adore, c'est poser ma tête sur les cuisses d'une femme assise, avoir le nez sur son ventre et dormir ainsi...on ne peut faire ça que dans les trains."
-Obéit-il à un rituel ?
"Je lis pendant que je dors. Je prends un livre, je lis une phrase et je dors pendant une demi-heure. Je garde le livre dans les mains, j'ouvre les yeux et je lis une autre phrase"
(..)
Un objet dans cette chambre le gêne t-il ?
"Je n'aime pas tellement l'appareil photographique ni le magnétophone, mais je n'ai pas d'allergie spéciale"
Il cherche une cigarette.
"Est-ce que je peux fumer en dormant ? Je fume en dormant et je fou le feu en général. J'ai déjà mis le feu à plusieurs lits. Chez moi j'ai des draps ignifugés.

Coup de sonnette. Il est 17heures. Je vais ouvrir, C'est Daniel D. Le dix-neuvièmes dormeur " (...)

Sophie Calle
Les dormeurs
Actes sud