dimanche 10 avril 2011

"le privilège d'être partout chez soi comme les rois les filles et les voleurs"


Jean-Loup Sieff

"Lydie, Tristan. Moi même. Toi même. Soi-même. Un bébé de six mois, à plat ventre sur une peau de bique tout nu. Terriblement pareil aux autres. Étonnante impression de schizophrénie. Soi et un autre. Impossible de faire coïncider l'image de ce petite hominien potelé à celle qu'on a l'habitude de voir dans la glace. De mémoire foetale,point. Et l'instant fabuleux unique ou le spermatozoïde paternel s'est faufilé dans l'ovule maternel qui trainait dans le fin fond du labyrinthe ovairien, disparu. Et les neufs mois passés, dans le cloaque tiède, oubliés. Reste la nostalgie, dit-on. Reste le merveilleux cafouillis des gamètes, les lois de l'hérédité, la quantité de protéines absorbées par maman, et splatch fœtus roi du monde sort comme un projectile sanguinolent après lui des filaments de plasma de la bave de sorcière et des caillots de morve divine _ c'en est fini pour lui de la grande nuit utérine et du clapotement rassurant de sa mer intérieure, le voilà expulsé de son paradis membraneux, chassé de sa sphère, transparente et humide traversée de phosphènes, émergé du limon primordial, condamné à l'air libre, enchainé pour la vie à sa responsabilité et surtout forcé d'assumer cet incroyable privilège : être unique en son genre, coupé de l'univers, SEUL et conscient de l'être dès que d'un coup sec comme le hachoir on fait sauter le cordon ombilical qui le retenait au racine du monde. "

Les rois et les voleurs Muriel Cerf